Décryptage: Stratégie de blocage de l'opposition cambodgienne avant et après les élections
1- Les prémices:
Le PPC est donné vainqueur. Mais les résultats sont décevants. Sa majorité (provisoire de 68 sièges contre 55 pour l'opposition) s'est considérablement réduite de 22 sièges. Accusé par l'opposition de frauder avant même les élections, comment a-t-il pu frauder, si fraudes il y a, pour perdre 22 sièges? Est-il un piteux tricheur? Ces allégations de fraude massive, plus facile à dénoncer qu'à étayer par des preuves fiables, pour perdre tant de sièges, ne tiennent pas debout.
L'opposition, le CNRP, croit encore en son étoile avec le retour d'exil triomphal de son chef quelques jours avant les élections. L'enthousiasme est tel qu'on a oublié de se demander si ce retour est dû au seul charme de l'homme politique, sans aucun lien avec la main tendue de l'autre et sans au préalable une certaine "compréhension mutuelle". Beaucoup d'observateurs ont été surpris et toutes les spéculations sont permises.
2. L'excès de confiance et la mauvaise gestion des conflits sociaux profitent à l'opposition:
Les résultats provisoires doivent avoir beaucoup surpris les dirigeants du PPC, qui ont affiché leur excès de confiance en leur popularité, en leurs moyens et en leur soutien auprès des électeurs, ancienne et nouvelle générations confondues. Le PPC a sous-estimé l'émancipation de la nouvelle génération d'électeurs, plus urbanisée face aux revendications sociales de plus en plus criantes. Puisqu'il est seul aux commandes, il est tenu responsable de tous les maux. Les mécontentements populaires ne peuvent que profiter à l'opposition qui sait bien entretenir les passions.
La campagne électorale s'est réduite à une campagne de désinformation, d'intoxication par les médias et réseaux sociaux interposés, créateurs de rumeurs les plus fantaisistes et de sales dénigrements personnels à l'encontre de son adversaire politique. Au nom de la liberté et de la démocratie, on continue les campagnes de rumeurs et d'intoxications sans être inquiété. Mais personne ne sortira grandi de cette campagne virulente qui entache l'image du pays tout entier.
Pour l'opposition, il suffit de souffler sur la braise pour attiser les passions: il est facile d'amplifier les accusations gratuites, d'inciter la nouvelle classe ouvrière à des revendications salariales, aux protestations populaires sur tous les sujets qui fâchent: le népotisme, la corruption, les conflits fonciers, l'injustice sociale, l'abus de pouvoir de certains hommes d'affaires, sans oublier les propos racistes etc. etc.
Pour le parti au pouvoir, son excès de confiance en soi, en ses moyens humains et matériels et, en général, en sa popularité parfois trompeuse, l’a rendu aveugle au vent contraire qui se lève. Son thème de campagne basé sur son bilan macro économique indéniable n'a pas résisté et ne s’est pas non plus adapté aux revendications sociales décriées par l'opposition. Le réveil a été plutôt rude.
3- Ce qui fait la force de l'opposition, c'est qu'elle a réussi à s'unir sous une nouvelle appellation, le CNRP, le parti du sauvetage national. Pourquoi l'appeler le parti du sauvetage? Pour justifier ses propagandes selon lesquelles le "bateau Cambodge" est en perdition. Il faut donc le sauver du naufrage! Certaines âmes sensibles, mécontentes de tous ces abus, et non des progrès socio-économiques en général très visibles, espèrent y trouver une nouvelle alternance, peut-être meilleure.
Se sachant battue d'avance, l'opposition n'a rien à perdre à multiplier les mêmes allégations de fraudes et d'irrégularités avant la tenue des élections. A force de répétitions, reprises par certains médias et ONG internationales traditionnellement "anti-establishment", ces allégations finissent par devenir le message de la vérité. On confond facilement rumeurs et réalités. Les promesses d'une augmentation de salaire se vendent facilement, tout comme l'accusation raciste de vietnamisation du pays. Tous ceux qui sont du côté du gouvernement et du PPC sont des "Yuon", nom péjoratif préféré des Khmers rouges pour désigner les Vietnamiens. Et on est prêt à en découdre.
Question: Si ces allégations de fraudes et d'irrégularités sont avérées, pourquoi le CNRP accepte-t-il de participer aux jeux électoraux alors qu'en même temps il a déclaré qu'il ne reconnaîtrait pas les résultats? Pourquoi n'a-t-il pas choisi de boycotter ces élections qu'il pensait truquées d'avance? C'est parce qu'il y a toute une stratégie qu'il faut décrypter.
4- La stratégie du CNRP consiste participer puis à bloquer tout processus électoral débouchant dans un chaos sanglant, inspiré de la "révolution arabe":
L'opposition entend gagner le pouvoir par une combinaison de ferveur populaire offerte par ces élections et les menaces des mouvements de masse offertes par la rue. Donc: agitation populaire, si besoin occupation des places publiques pour tout paralyser et déstabiliser dans un chaos sanglant, quitte à imputer ces blâmes aux autorités.
Pour préparer la bataille, une campagne a été lancée sur les fronts suivants:
a- Dénigrement et diabolisation du pouvoir en place: le pays tout entier est en train de sombrer, d'être colonisé par les voisins, le CNRP (parti du sauvetage!) se donne le devoir de le sauver du naufrage! Les sujets de mécontentement ne manquent pas, les plus sensibles tournent autour des allégations de la présence de millions d'électeurs vietnamiens qui, avec la complicité du CNE, voteraient pour le PPC ;
b- Guerre psychologique bien orchestrée, sur internet et réseaux sociaux, bien amplifiée par certain média international hostile aux dirigeants et au PPC, accusés d’être pro- vietnamiens ou pro-chinois. Les propos racistes du temps des Khmers rouges retrouvent leur charme, et servent d'excellent fond de commerce chez les plus jeunes.
c- Provocations et confrontations avec les forces de l'ordre pour montrer les violences du pouvoir, inciter à la haine intercommunautaire et aux mécontentements sociaux portés à la violence.
d- Stratégie avant la campagne électorale: ce parti avait déclaré qu'il ne participerait pas aux élections et invitait les pays étrangers à ne pas envoyer d'observateurs, pour ne pas cautionner une élection dont le résultat, selon lui, est truqué et connu d'avance. L'image et le climat de fraudes électorales sont ainsi préfabriqués et gagnent les esprits.
e- Mais cette stratégie de boycott n'est pas la bonne. Il faut changer, il faut participer aux élections, quitte à ne pas reconnaitre les résultats (s'il perd). S'il gagne, c'est bien, c'est qu'il n'y a pas d'irrégularités. S'il perd, c'est qu'il y a fraudes! Cette stratégie est plus efficace. Car, s'il boycottait les élections, il perdrait toute légitimité de réclamation et de contestation.
C'est la meilleure façon de discréditer tout le processus électoral, le CNE et le Gouvernement Royal qui le nomme. C'est ce qu'il est en train de faire afin de forcer le PPC à céder à sa demande, menaçant d'organiser de grandes manifestations ou de soulèvement populaire à l'image des "printemps arabes". Cette menace est ressentie par une partie de la population, qui a peur des suites imprévisibles d'une telle révolution.
5- Fraudes ou pas fraudes?
Le CNRP déclare dès le début de la campagne électorale qu'il va gagner. C'est qu'il accepterait la victoire sans problème, fraudes ou pas fraudes, votes des Vietnamiens ou pas. C'est une préparation psychologique destinée aux militants, d'en découdre avec les autorités si les résultats sont contraires à son autoproclamation de victoire.
Revenons au dimanche 28 juillet. Quelques heures après les élections, le CNRP est le premier à se déclarer vainqueur, sans attendre les résultats officieux du CNE. Par cette première déclaration de victoire électorale, le CNRP n'y voit ni fraudes, ni irrégularités aucunes. Loin de rejeter les résultats provisoires, comme il l’avait promis, et très sûr de lui, il avait même qualifié ces élections d'historiques et demandé à la population de rester calme en attendant la confirmation officielle. Ne l'oublions pas.
Mais une ou deux heures plus tard, ayant peut-être eu vent des résultats provisoires selon lesquels c'est le PPC qui l’a emporté, bien qu'avec une faible majorité, le CNRP rectifie sa déclaration, ne mentionnant plus sa victoire, mais garde cette référence aux élections historiques etc. Plus tard, revenant sur les vieilles allégations de fraudes et d'irrégularités sans apporter de preuves, il déclare de nouveau que le vainqueur c'est lui, donnant son chiffre unilatéral de 63 sièges. Il crie maintenant au voleur! Alors, y-a-t-il fraudes avérées ou pas de fraudes?
6- Beaucoup d'observateurs ont conclu à une élection démocratique paisible, libre, sans violence, malgré quelques contestations et allégations d'irrégularités.
Mais l'opposition s'accroche à sa stratégie de démolition du processus démocratique, qui lui est pourtant plus que favorable (gagnant plus de 25 sièges sans contestation), et d’instauration d’un climat de crise et de paralysie politique post électorale. Sa stratégie n'est pas de gagner plus de sièges sans majorité absolue, mais bien de créer un blocage politique propice à un changement radical, pas très démocratique, de type "printemps arabe" dont une partie des militants du CNRP se revendiquent par leurs faits et gestes, au moment de la campagne électorale comme au jour du vote et après.
Heureusement, certains électeurs, bien que malmenés devant les bureaux de vote par les petits groupes de militants, ont préféré éviter les confrontations et les forces de l'ordre ont également fait preuve de beaucoup de patience. A la vue des observateurs étrangers, ces militants ont improvisé une petite perturbation comme preuve d'un scrutin non paisible. Mais certains représentants de la société civile et les observateurs internationaux ne sont pas dupes ni aveugles, et ont exprimé leur appréciation d’un scrutin qui s'est dans l’ensemble bien déroulé et sans violence, malgré quelques contestations d'irrégularités. Tous ont appelé à la résolution équitable et pacifique des contestations selon la loi nationale et n'ont aucunement encouragé l'opposition, très remontée, à commettre l'irréparable.
7- L'élection nationale étant une affaire purement interne, il n'empêche que certains médias et ONG étrangers s'y mêlent de façon très active. La radio étrangère et les médias anglophones au Cambodge, auquel on reproche le manque de liberté de presse et d'opinion, n’ont de cesse de travestir quotidiennement les nouvelles pour diaboliser le pouvoir en place, tout en amplifiant les rumeurs sans être inquiétés. C'est bien une preuve de l'avancée de la démocratie dans le pays dont certains profitent largement, comme dans le passé, pour faciliter le moment venu le renversement d’un gouvernement ou celui d'un leader étranger qui ne leur plaisent pas.
8- Y aura-t-il blocage parlementaire et crise politique? L'ONU peut-elle s'impliquer ?
Avec une majorité absolue, encore provisoire bien que réduite, de 68 sièges/123 contre 55, le nouveau Parlement dirigé par le PPC peut se réunir et ensuite approuver un gouvernement PPC, sur la base du principe de la majorité de 50% +1. Il ne peut y avoir de blocage ou de crise politique, même si les députés du CNRP boycottaient la 1ère réunion du Parlement. Même chose pour l'approbation du nouveau gouvernement. Les menaces de blocage, débouchant sur la violence, et de transgression des clauses pertinentes de la Constitution cambodgienne et de la loi électorale seraient condamnées par la communauté internationale ainsi que par toute la population cambodgienne, y compris par son électorat, qui ne souhaitent qu'une chose après cet exercice démocratique: la paix sociale.
Y-a-t-il un rôle pour l'ONU?
A l'appel lancé pour la création d’une commission d'enquête composée du PPC, du CNRP et du CNE, l'opposition, croyant venu son tour au pouvoir sans partage, rejette d'abord toute négociation et insiste pour donner à l'ONU le rôle d'arbitre. Ce faisant, elle refuse au CNE le devoir et le mandat qui sont les siens d’arbitrer les contestations électorales que lui donnent la Constitution et la loi électorale. L'ONU n'est pas mandatée pour cette tâche, dans aucun pays. Les demandes du CNRP sont complètement contraires à la Constitution cambodgienne et sont faites uniquement dans le but d'abuser un certain milieu crédule, de paralyser la vie économique et sociale du pays, afin de forcer l'autre parti à céder davantage de terrain. On en a connu d'autres dans le passé.
9- Intervention de SM le Roi:
L'appel au calme lancé par Sa Majesté le Roi le 7 août pour des négociations pacifiques semble avoir été entendu par les représentants des deux partis, mais il reste à voir s'il sera suivi d'effet. Le PPC a intérêt à être très patient et à ne pas céder à la provocation des militants surexcités. Mais l'opposition poussée par une mouvance extrémiste pourrait se laisser emporter par l'euphorie et l'illusion d'une victoire trop vite autoproclamée.
Vendredi 9 août, suite à cette intervention de SM le Roi, le CNE et les représentants des deux partis politiques se sont réunis pour s'entendre sur la création d'une commission mixte bilatérale d'enquêtes et de vérification des irrégularités électorales, avec la participation des ONG et de l'ONU comme observateurs. Sauf que l'opposition revient sur son opposition au rôle d'arbitre du CNE. Si l'opposition rejette toujours le rôle et le mandat du CNE, les résultats officiels seront proclamés selon le calendrier du CNE. Le contentieux sera soumis au Conseil constitutionnel qui décidera en dernier lieu.
Aux yeux des observateurs, le score de l'opposition est à la hauteur de l'évolution démocratique du pays, bien plus qu'on ne pourrait l'imaginer. C'est une victoire d'étape. Le parti au pouvoir, avec sa majorité considérablement réduite, doit pouvoir s'accommoder d’une nouvelle opposition plus aguerrie. Les partis politiques, se réduisant dorénavant à deux à l'Assemblée nationale par la volonté et la voix du peuple, doivent pouvoir travailler ensemble pour le bien du pays, dans un meilleur "check and balance" démocratique. C'est une victoire pour la démocratie et pour le pays. N'est-ce-pas le souhait de tout le peuple et de tous les honnêtes hommes politiques qui se respectent et qui se déclarent les plus patriotiques et les plus démocrates?
Reste à savoir et à voir dans les prochains jours si les dirigeants politiques khmers savent se montrer responsables devant les électeurs, s'ils sont bien patriotiques comme ils le prétendent, s'ils ont bien écouté la voix de la sagesse de Sa Majesté le Roi et celle des pays amis, sans oublier cette "compréhension mutuelle" entre les dirigeants. Dans l’affirmative, on peut dire qu'ils ont appris les leçons de l'histoire et font en outre preuve d'une maturité politique.
Paris le 20 août 2013.